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Empieza el llanto
de la guitarra
Es inutil
callarla
Es imposible
callarla
Federico Garcia Lorca (Poema del Cante Jondo)
La plainte, le sanglot! Nulle parole n'aura été plus profonde
que celle de Federico Garcia Lorca le sanglot est l'expression authentique,
ultime, de la guitare non pas le sanglot théâtral ou le miaulement
stéréotypé, mais le pleur dense, le cri grave, l'éclat
voilé qui nous touche lorsque - le mot est de Claude Ballif - à
travers les doigts du tocaor, c'est essentiellement le son primitif du bois
qui résonne comme une peau à nos oreilles. La prima que canta
y el bordon que llora, la chanterelle qui chante et le bourdon qui pleure, dira
encore Manuel Machado dans une de ses Soleares.
Mais là ou l'intuition géniale du poète andalou se révèle,
c'est dans la notion d'infini qu'il ressent dans le discours de la guitare,
dans cette musique sans début ni fin qui se succède à elle-même
de façon obsédante, irréversible : Es imposible callarla.
Nous verrons plus loin quelles raisons techniques peuvent être avancées
aujourd'hui et donner un appui scientifique à cette prescience poétique,
raisons qui peuvent constituer un puissant trait d'union entre la guitare baroque
du siècle d'or espagnol et l'actuel toque jondo ou flamenco profond.
Quel est en effet ce mystère enfoui au tréfonds de la guitare
flamenca et que l'on retrouve dans les anciennes tablatures des Espagnols des
xviième et xviiième siècles ? Quel est l'étrange
pouvoir d'une simple cadence dite andalouse, qu'un harmoniste repousserait du
pied avec mépris, répétée à satiété,
presque identique à elle-même ad infinitum ? Peut-on expliquer
la quasi-hypnose qu'exerce la guitare sur l'aficionado (le « mordu »),
ce que Ortega y Gasset appelle ensimismamiento (rentrer en soi) ?
Le musicologue « classique » n'a pas de mots pour répondre
à ces questions car ce domaine lui échappe aussi complètement
que celui des ragas de l'Inde, des noubas arabo-andalouses, des simples cantilènes
amérindiennes ou des passacalles si apparemment naïfs d'un Gaspar
Sanz. Ce domaine, il faudra nous tourner à nouveau vers Lorca pour en
avoir une définition (et aussi une illustration vivante), c'est celui
du duende. Le duende, c'est ce petit démon noir, esprit de la terre,
qui empêche le flamenco de sombrer dans la banalité et la médiocrité
de tant de folklores ; c'est ce « pouvoir mystérieux que tous ressentent
et que le philosophe n'explique pas » dont parlait Goethe à propos
de Paganini, pouvoir qui transformait les véritables vulgarités
que celui-ci écrivait, en chefs-d'uvre sous son archet de sorcier.
Ici l'on comprend mieux ces fameuses notas negras (sons noirs) quasi magiques,
évoquées par le poète andalou pour caractériser
les instants les plus sublimes dictés par le duende lors de la fête
flamenca. On ne peut s'empêcher de penser en même temps au Goya
de la dernière période, à Falla et à Scarlatti,
à Ohana et à Francisco Guerau ; et comme on est loin de la guitare-divertissement
et de ces musiques si bienséantes d'hier et d'aujourd'hui dont nous abreuvent
certains concertistes qui ne voient là qu'un moyen d'obtenir le ronronnement
automatique du public
L'aventure baroque ou l'art de la diferencia
C'est probablement dès le Moyen Age que la guitare commence à
être le confident choyé des poètes populaires, reprenant
ainsi la tradition de la lyre d'Orphée. Ce mythe a d'ailleurs été
à la Renaissance la constante image de référence pour les
vihuelistes ou guitaristes-poètes-compositeurs.
Malgré le peu d'informations dont nous disposons pour cerner cette époque,
un fait semble se détacher nettement : les musiciens espagnols cultivent
la forme diferencias cest-à dire thème et variations - avec une obstination telle que ce genre musical
paraît leur appartenir en propre. Ne dit-on pas d'ailleurs que les premières
diferencias qui nous soient parvenues se trouvent dans l'uvre du vihueliste
Luys de Narvaez (1538) ?
Quoi qu'il en soit, quand la vihuela est abandonnée pour la populaire
guitare « baroque » à la fin du xvie siècle, la musique
qu'on joue en Espagne est exclusivement composée de cette forme musicale
tandis que partout en Europe s'établit une autre forme très éloignée
de celle-ci : la suite de danses bipartites avec reprises. Oui, l'art de la chitarra spagnuola (comme l'appelaient les Italiens) se bornait
à répéter, avec l'insistance des musiques primitives, les
rythmes et l'harmonie simple de diverses pièces, toutes d'origine nettement
populaire, qui se chantaient ou se dansaient alors. Les uvres de Cervantès
en donnent une bonne description. Citons les pièces à 3/4 + 6/8
telles que Jácaras, Zarabandas, Canarios ; celles à 3/4 comme
les Chaconas, Marizápalos, Españoletas, Folías, Villanos, Passacalles, Fandangos (le seul dont le nom ait survécu) ; enfin, moins
nombreuses, les binaires, Hachas, Pavanas et Passacalles à 2 temps.
Les techniques de jeu utilisées durant tous les xviie et xviiie siècles
sont, soit le rasgueado (ou accords rabattus), soit un mélange de rasgueado
et de punteado (ou jeu classique). La notation est la tablature chiffrée
ou bien la tablature symbolique des accords. Les thèmes qui servent de
cellule-mère aux diferencias sont toujours courts, quatre ou
huit mesures en général ; les modulations ne se pratiquent jamais
au sein d'une même composition même si elle est longue de plusieurs
pages ! Les admirables Jàcaras del 4e tono de Antonio de Santa Cruz, caractéristiques
à cet égard, se présentent sous la forme de vingt-cinq
difèrencias où on ne trouve aucune altération modale ;
quant à l'harmonie, elle est construite sur les 2èmes 3èmes
et 4èmes degrés de ce mode à l'exclusion de tout autre
!
Inversement, en Italie, dès le début du xviième siècle,
on trouve des suites pour guitare « baroque » de Foscarini sous
la forme classique Preludio, Allemanda, Corrente, etc. Les seules diferencias
« exportées » d'Espagne en Europe sont la chaconne, les folies
(avec quel succès !) et les passacailles.
L'héritage
Au xviiième siècle, la guitare perd brutalement sa faveur en
Espagne comme en Europe en tant qu'instrument aristocratique. Elle survivra
néanmoins en Espagne sous sa forme marginale : c'est la guitare populaire
ou « flamenca ». On peut la voir dans les scènes pittoresques
et folkloriques de Goya comme on l'avait aperçue deux siècles
auparavant dans les tavernes et les rues de Séville sous le pinceau de
Velasquez. Accomplissant une sorte de « cycle naturel » de retour
aux sources, on peut dire qu'elle n'a fait que passer des mains des picaros
baroques à celles des majos romantiques.
Restituée au peuple, la guitare avait conservé de son aventure
baroque, d'un point de vue strictement formel, un certain nombre d'éléments
que l'on peut encore facilement observer dans le flamenco actuel :
- la forme séculaire et immuable des diferencias
- le goût excessif pour le ternaire et surtout pour l'alternance 3/4 +
6/8 que l'on rencontrera dans les grands toques comme la siguiriya gitana ;
- le goût pour la modalité : notamment l'ancien 4ème ton
ecclésiastique, seul survivant également dans la musique classique
espagnole;
- la forme alternée des variations rasgueado et des variations punteado,
respectivement rebaptisées ritmo et falseta par les Andalous du XIXe
siècle.
Un autre héritage, curieux celui-là, qu'allait recueillir ce monde
flamenco issu du Baroque, était la tendance profonde au secret et à
la transmission orale de la connaissance de maître à disciple plutôt
que sa divulgation écrite. Cette caractéristique est bien connue
de tous ceux, luthistes ou guitaristes, qui se sont attelés à
la tâche de faire revivre sous leurs doigts les anciennes tablatures.
Ne lisons-nous pas dans le traité de Mary Burwell, luthiste du xviième
siècle : « [ ... le maître n'écrivant jamais la leçon
avec toutes les indications d'exécution, pour qu'il puisse communiquer
de bouche à oreille un jour un détail, le lendemain un autre,
que l'élève écrira sur son livre pour pouvoir parfaire
des règles et des préceptes sûrs ; car, si le maître
livrait ce secret, ou marquait tout sur les livres,
l'élève pourrait apprendre n'importe quelle leçon par lui-même
(1 )» Ceux qui ont fréquenté le monde du flamenco ont rencontré
sûrement des attitudes semblables ou plus extrêmes encore : par
exemple, on ne joue jamais deux fois la même falseta devant un payo (un
étranger) de peur qu'il ne l'apprenne d'oreille, au vol ! C'est dire
qu'il sera à fortiori très rare de trouver des partitions valables,
même émanant des plus grands maîtres, dans le commerce ;
mais l'essor du disque a, depuis quelques années, contribué à
changer cette mentalité.
Enfin, au sujet d'un mythe uniformément répandu quant à
l'improvisation sur la guitare flamenca, relisons le traité de Burwell
: « Si vous ne savez pas faire des préludes, il faut apprendre
beaucoup de préludes d'autres personnes et ensuite, quand vous jouez
devant des gens, prendre un bout dans un prélude, un bout dans un autre
pour que le public ait l'impression que vous improvisez votre propre prélude.
» Nous avons là la définition exacte de la démarche
traditionnelle des guitaristes qui ne font que choisir des falsetas plus ou
moins personnelles dans leur mémoire sous l'inspiration du moment sans
improviser au sens strict du mot.
Les similitudes de jeu entre les guitares flamenca et baroque sont aussi évidentes
:
- la position de la main droite
- la tendance à appuyer auriculaire et annulaire sur la table d'harmonie
;
- l'usage immodéré du pouce comme élément contribuant
à la mélodie, héritage des « petites octaves »
;
- les rasgueados compliqués avec allers et retours
- le peu de goût de la main gauche pour des tenues élevées
sur le manche ;
- la grande facilité pour les liés et par conséquent, la
tendance à abuser de la virtuosité.
En ce qui concerne la lutherie, la légèreté de fabrication
et l'usage de chevilles en bois sont autant de signes pour l'observateur attentif.
Néanmoins, la plus profonde analogie figure dans la constante cyclique,
obsessionnelle, du rythme et de la cadence fa-mi du 4° tono, éléments
qui se démultiplient à l'infini tout au long du toque et que Lorca
nous avait déjà implicitement désignés comme étant
l'essence du flamenco profond. Ces deux pôles, rythme et dissonance, se
combinent et donnent lieu à des tensions fulgurantes ou à des
irisations chatoyantes qui maintiennent l'auditeur en haleine sans jamais interrompre
leur jeu fascinant : Es imposible callarla (on ne peut la faire
taire). Là aussi nous avons, sous la plume de Lorca, dans une formule
poétique l'expression d'une réalité profonde à laquelle
est confronté le tocaor : ceux qui ont pratiqué la guitare flamenca
savent combien il est difficile de terminer des soleares ou des siguiriyas.
On est pris dans une sorte de tourbillon où une falseta en appelle une
autre, indéfiniment, où le rythme devient un envoûtement,
un vertige. Alors, souvent, pour briser le cercle, vient le quiebro, ce changement
brutal de mesure et de rythme, voire de modalité, qui électrise
le guitariste énervé par une trop longue séance et lui
permet de couper court et de terminer de manière elliptique.
Les autres influences
Dans le chapitre précédent, nous avons tenté de relier
deux mondes jusqu'à présent dissociés et qui nous paraissent
au contraire posséder de grandes affinités : le toque flamenco
et la musique baroque espagnole.
Cet éclairage particulier, quelle que soit son importance, ne doit pas
nous faire oublier les autres racines historiques que l'on attribue traditionnellement
à l'art andalou. Particulièrement, ces autres influences resteront
les dominantes dans le cante et le baile (le chant et la danse). Il s'agit,
rappelons-les brièvement, des apports du chant liturgique grégorien
et des mélodies arabes anciennes en premier lieu ; vient ensuite se greffer
le chant liturgique hébraïque des juifs sépharades qui a
d'ailleurs de communes origines avec les précédents. Enfin, les
gitans, probablement venus des Indes, sont, contrairement à une opinion
très répandue, ceux qui ont le moins contribué à
influencer le flamenco. Merveilleux vecteurs de transmission, ils ont surtout
assuré une certaine circulation à travers l'Espagne et ont maintenu
vivante la tradition pendant des siècles.
Si le toque est celui des trois genres qui a subi le plus d'influences occidentales
comme nous avons vu plus haut, il est néanmoins probable que la guitare
elle-même doit son existence aux Maures, grands importateurs de civilisation
en Europe au Moyen Age. Comme son frère le luth et beaucoup d'autres
instruments à manche, il est facile de la reconnaître dans le tanbur
ou le setar d'Asie Mineure. Pourtant, il est malaisé de définir
des similitudes de jeu entre ces instruments ou de voir des analogies formelles
précises entre les musiques orientales et le flamenco. Tout au plus pourrait-on
dire qu'il existe une parenté, un air de famille entre elles, et que
« les rythmes moteurs de la musique arabe ont transmis à nombre
de créations ibériques une obsédante monotonie, à
la fois envoûtement et fatalisme » (Ch. Le Bordays, La Musique espagnole, P.U.F).
Apprendre. Comment ?
Un autre univers sonore
La principale difficulté pour apprendre réside dans le fait suivant
: le flamenco est un monde musical ésotérique qui nous est, à
priori, étranger et qui possède des lois très strictes.
Le moindre écart à la pureté du style est perçu
impitoyablement par les connaisseurs alors qu'il passe facilement inaperçu
au profane. Dans ces conditions, les difficultés liées à
l'apprentissage du flamenco se ramènent à un problème d'imprégnation
des consciences et des goûts musicaux.
Cette imprégnation est de la plus haute importance puisque c'est d'elle
que dépend en grande partie l'authenticité avec laquelle on abordera
les méandres du toque jondo, surtout si l'on est seul. Pour cette raison,
nous pensons qu'il est particulièrement néfaste pour l'aficionado de se lancer aveuglément dès le début à ingurgiter
des pièces et accumuler des falsetas au hasard, sans avoir auparavant
approfondi les styles et formé son jugement. Sans le recul nécessaire,
sans la culture profonde (qui est celle du peuple), il est la proie facile de
l'erreur et du mauvais goût. C'est ce qui explique le succès d'une
contrefaçon courante qui sévit dans les médias et dont
le cliché tenace remplace dans l'esprit du public l'authentique art profond:
le flamenco « d'exportation ». Mais les manifestations hystériques
de telle ou telle « vedette » de la guitare flamenca (imitées
d'ailleurs de musiques de variétés stéréotypées)
ne pourront en aucun cas donner le change à l'amateur pour peu que son
goût ait été cultivé au préalable, du moins
nous l'espérons !
Transmission orale
Dans certaines musiques non classiques comme le flamenco, l'apport de l'interprète
constitue l'élément musical essentiel si on le compare au texte
lui-même qui ne constitue le plus souvent qu'un support. Il ne s'agit
pas pour autant d'improvisation (au sens du jazz par exemple) dans la mesure
où le texte utilisé, qu'il soit entièrement traditionnel
ou de l'invention du tocaor même, ne doit pas être changé
ni brodé lors de l'exécution. Le véritable art flamenco
consiste dans la manière de dire les mots et les tournures de la phrase
musicale et non pas dans la manière de composer cette phrase. Tel guitariste,
sous l'inspiration inexplicable du duende, donnera une valeur et une dimension
musicales particulières à une falseta qui paraîtrait vide
de sens à la simple lecture sur la portée (alors que le texte
musical classique contient déjà des données émotionnelles
dont l'interprète prend conscience par l'analyse ou simplement l'instinct
et qu'il est chargé seulement de mettre en valeur).
Le tocaor utilisera à cet effet tout un arsenal d'inflexions, d'accents,
de plaintes, d'éclats et de cris d'une rare complexité et qui
semblent issus directement de la langue parlée. C'est cette rhétorique
qui accrochera l'aficionado et qui fera « passer le courant », car,
comme la langue quotidienne, elle est assimilable d'emblée (La hace hablar, il fait « parler » la guitare,
est le plus grand éloge traditionnel qu'on puisse faire d'un tocaor. ; cette rhétorique n'exigera
aucune préparation musicale comme dans le cas de la rhétorique
musicale classique basée sur des jeux de structures compositionnelles.
De même qu'il faut un « chic » spécial pour réussir
à raconter une histoire ou faire porter une réplique au théâtre,
il faudra au guitariste la gracia, le duende dans ce genre de communication
très particulière avec son auditoire. Sinon, il ne restera rien
et son flamenco sera banal et sans intérêt.
On comprendra alors aisément qu'aucune notation musicale ne pourra restituer
cette réalité qui a la complexité même de la vie,
pas plus qu'il n'est possible de noter sur le papier le geste en arabesque de
la danseuse flamenca. C'est pourquoi on sera vraisemblablement déçu
au déchiffrage de partitions de cette musique : la transcription phonétique
la plus savante peut-elle rendre la saveur et l'accent d'une langue orientale
?
Conseils à l'apprenti-tocaor
Le cante
Avant tout, nous ne saurions trop insister sur l'importance de la connaissance
profonde du chant, ses formes, ses styles pour la raison suivante : le cante
est la source d'où jailliront les rythmes et les mélismes les
plus anciens et les plus purs, il est le principe qui fertilisera le toque d'une
manière irremplaçable, la lumière d'où viendra l'inspiration.
Des trois manifestations de l'art flamenco - le chant, la danse, la guitare
-, la première est celle qui a certainement conservé l'idiome
le plus ancien et le plus caractéristique de ce phénomène
historiquement exceptionnel : la croissance sur l'arbre de la musique occidentale,
d'une branche étrangère. Radicalement dépaysant, il faut
donc privilégier le cante en ce qui concerne l'imprégnation de
l'oreille dont nous parlions plus haut.
Ce sujet ouvre d'ailleurs toute une polémique ; pour certains, la guitare
n'est qu'un instrument d'accompagnement du chant ou de la danse et donc un simple
moyen, un ingrédient obligé (sauf même dans certains cantes
comme les martinetes ou la saeta) de la fiesta. Ils confinent la guitare dans
ce rôle d'accompagnateur intelligent sans lui reconnaître de quartiers
de noblesse comme instrument soliste dans la tradition. Pour eux, le concert
de guitare flamenca serait d'invention récente.
A notre avis, c'est méconnaître profondément les racines
historiques du toque. La tradition orientale, évoquée plus haut,
comporte dès le Moyen Age, des soli instrumentaux. Dans les tablatures
de guitare baroque, nous voyons déjà au xviième siècle,
à côté des pièces écrites entièrement
en style rasgueado et donc destinées à l'accompagnement, les mêmes
pièces en style punteado pour l'usage du soliste. Ainsi en est-il dans
le Libro de difèrentes cifras [...] daté en 1705, où presque
toutes les pièces traditionnelles du Baroque ibérique figurent
dans les deux versions et où l'on trouve une Jota et deux Fandangos.
Enfin, en 1845, le guitariste surnommé « El Murciano » éblouissait
Glinka, alors en voyage en Espagne, pendant des nuits entières et ce,
par la seule magie du toque.
Le toque constitue certainement une tradition parallèle au sein du flamenco,
avec, dans certaines limites, des lois propres et une relative autonomie par
rapport aux deux autres. Faudrait-il s'en étonner puisque, constamment,
les guitaristes ont eu tendance à former un clan, une caste à
part, dificilement insérée dans le milieu musical où ils
vivent ? Mais quil soit classique, flamenco ou de variétés,
un guitariste reste un guitariste !
On peut même dire, a contrario, que la guitare a historiquement contribué
à influencer les rythmes et les harmonies de certains cantes et bailes par un phénomène de mimétisme ou d'attraction. Ainsi, la serrana et la siguiriya, d'origine et de profil mélodique très
différents, se sont-elles vues accompagnées de la même façon
et par un effet de réciprocité, les toques qui en sont issus,
comme pièces solistes, ont-ils de grandes similitudes. La même
remarque vaut pour la caña et la soleà. Les pièces fortement
rythmées du répertoire chico (mineur) comme la bulería,
les alegrías, la rosa, les caracoles, mettent particulièrement
en valeur la guitare ; on assiste également à une uniformisation
de leur allure dans l'accompagnement et dans le solo.
Le cas des chants à rythme libre, c'est-à-dire non impose par
le guitariste à priori, doit être considéré à
part. Ils ne font pas partie du répertoire jondo primitif. Cependant,
en tant que soli, on doit les admettre comme toques jondos, de par leur difficulté
et la profondeur de l'imagination musicale mise en jeu. On peut l'expliquer
historiquement par la nécessité, pour le tocaor accompagnant le cantaor, de « coller » au texte poétique, sans le secours
d'un rythme préétabli, par le seul moyen des ornements et de la
rhétorique. Le développement de ces derniers a permis à
des toques comme les tarantas,malagueñas, fandangos, granaínas,
etc., de devenir des toques grandes solistes. Remarquons aussi en passant que
ce sont les seuls du répertoire qui n'empruntent pas la forme des diferencias
mais plutôt celle des préludes ou des toccatas frescobaldiennes.
Structure des toques
L'univers musical des différents toques est limité quantitativement
; néanmoins il est long à explorer et certaines pièces
demandent une grande maturité et des doigts sûrs. N'aborder ces toques grandes difficiles comme soleares, tientos, siguiriyas et tarantas que
si l'on est parfaitement maître de sa technique de base. Surtout pour
les pièces à douze temps où le contrôle du rythme
doit être absolu, sous peine de commettre une grave faute musicologique
et, bien pire, musicale. Nous en profiterons pour citer ces paroles d'un musicien
arabe qui s'appliquent merveilleusement au flamenco : « Celui qui se trompe
est des nôtres ; celui qui ajoute ou retranche dans une mélodie
est des nôtres ; mais celui qui s'écarte du temps sans s'en rendre
compte ne peut pas être des nôtres. » Signalons que le meilleur
apprentissage pour maîtriser le rythme est l'accompagnement de la danse
flamenca.
Etant un élément qui parle directement à la sensibilité,
la sonorité ne peut être négligée par le guitariste
flamenco qui doit en être maître et capable d'en varier les nuances
et les effets. Elle peut se parer de toutes les couleurs de la palette depuis
la raucité la plus dure jusqu'à la transparence et la tendresse
en passant par l'éclat du métal. Trop de tocaores se cantonnent
dans un même timbre uniformément âpre et dans une nuance
exclusive, le fortissimo !
Ne pas céder à l'ivresse de truffer les pièces de rasgueados
bruyants et de golpes excessifs - le golpe est la percussion exécutée
simultanément avec les sons du jeu normal. Leur conserver une valeur
émotionnelle qui s'émousserait si on les employait trop souvent.
Les golpes doivent être une simple ponctuation du discours musical. Les
rasgueados possèdent une valeur rhétorique d'ornement, ce mot
étant pris au sens où l'employaient déjà les guitaristes
baroques ; ils doivent être variés dans leur nature et leur effet,
non pas considérés comme un remplissage rythmique.
Certaines écoles récentes, sous l'influence de l'Amérique
(du Sud comme du Nord), ont donné dans un style que caractérise
une excessive exubérance. Pour nous, le flamenco doit rester un équilibre
dialectique entre l'exubérance et la sobriété, l'invention
et la tradition, le paroxysme et la retenue.
Le flamenco est un art de solitaires. Même lorsque la fiesta est à
son plus haut degré de communion, c'est chacun de leur côté
que le guitariste, le chanteur et la danseuse poursuivent leur propre rêve,
leur propre duende. Dès lors, les pièces a deux guitares doivent
toutes êtres considérées comme suspectes et n'appartenant
pas à la pure tradition. Les duos peuvent être néanmoins
un bonne introduction au rythme pour le débutant s'il joue avec son maître.
Mais, de grâce, pas de falsetas à la tierce, au style impropre
et au résultat douteux
Généalogie
Si l'on excepte les « ancêtres » comme le musicien persan
Ziryab, établi à Cordoue en 822, ou le guitariste baroque Antonio
de Santa-Cruz (xviième siècle), qui nous a laissé une uvre
très savoureuse à mi-chemin entre la musique classique et le style
populaire, il faut remonter au début du XIXème siècle pour
trouver le nom du premier véritable tocaor : « Paquirri ».
On ne sait malheureusement presque rien à son sujet.
Viennent ensuite : « El Murciano » (1795-1848) que nous connaissons
déjà, Patiño (1830-1900), Javier Molina (1868-1956), Habichuela
(1860-1935). Avec Ramon Montoya (1880-1949), nous sommes à l'apogée
du classicisme : on atteint alors ce point d'équilibre où la tradition
et l'invention se confondent sans qu'on puisse vraiment distinguer l'apport
dû à l'une et à l'autre. En d'autres termes, l'effort compositionnel
personnel (pourquoi n'existerait-il pas dans un folklore qui est si proche d'un
art ?) va dans le même sens historique que les forces qui ont établi
la tradition elle-même. Dans ce sens on peut dire que Montoya n'est pas
un novateur, alors que le sont certains jeunes guitaristes actuels. Dans le
domaine de la technique, il a su intégrer au jeu des guitaristes flamencos
du XIXème siècle tous les apports dus à Tàrrega
dans la guitare classique, comme le « buté » et le «
trémolo ».
La descendance de Ramon Montoya est nombreuse. Il est l'inspirateur des différents
styles que ses successeurs vont créer, chacun selon sa personnalité,
mais toujours dans l'orbite du maître. Grand codificateur du toque, Montoya
le fut par la rigueur et la pureté de son style, mais aussi par le fait
qu'il fut le premier à utiliser la diffusion par disque (1936 par B.A.M.).
Cette date marque un tournant dans l'histoire du toque à plus d'un titre
puisqu'elle signifie également d'une certaine manière le point
final à plusieurs siècles d'ésotérisme.
Dans cette descendance, Niño Ricardo (1909-1972) représente la
tendance qu'on pourrait qualifier de « gongoriste », c'est-à-dire
caractérisée par une certaine exubérance propre au maniérisme
prébaroque. Quelques enregistrements anciens le montrent par contre clair
et sobre et surtout d'une rare élégance dans la diction et dans
le phrasé, spécialement dans ses interventions entre les coplas
quand il accompagne le chant. Son immense popularité en Espagne tout
au long de sa vie n'est pas, comme certains ont essayé de le démontrer,
un gage de facilité et de manque de profondeur.
Perico del Lunar (1894-1964), à la sobriété exemplaire,
nous a laissé l'image émouvante d'un homme très près
des racines populaires de son terroir et qui atteint une certaine grandeur par
sa simplicité. Son jeu, qui rappelle le dépouillement médiéval
du plain-chant, semble néanmoins souffrir d'un certain manque d'aisance
technique.
Très personnel est le flamenco de Melchor de Marchena (né en 1913),
chez qui, malgré quelques barbarismes, la langue est d'une rare richesse
et d'une prodigieuse invention. On peut le considérer comme l'un des
grands du toque du xxème siècle.
Le cas de Sabicas et de Mario Escudero, qui sont parmi les plus doués
de leur génération, est à placer en dehors de cette étude
: leur flamenco, fortement influencé par leur période américaine,
ne nous paraît pas contenir les qualités d'authencité indispensables.
Néanmoins, leur travail au sein de la Compañia de Carmen Amaya
leur assure une place de choix dans l'histoire du flamenco.
On pourra écouter également avec profit les enregistrements (parfois
un peu simplistes) de Roman el Granaino (né en 1913), de Pepe Martinez
et de Carlos Montoya où le meilleur (excellentes tarantas) côtoie
souvent le pire. Ceux de Pepe Motos, également guitariste de Carmen Amaya,
pleins de dynamisme et d'éclat, sont par leur fulgurance jondos
por los cuatro costados.
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