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Joaquin Turina et la guitare
Il n'est pas excessif de dire qu'il y a pour les guitaristes
un "cas" Turina L'appartenance de Joaquin Turina à cette
race - trop clairsemée à mon avis - des musiciens déjà
inscrits quelque part dans l'Histoire et qui, n'ayant pas dédaigné
la guitare, ont au contraire écrit pour elle avec une certaine assiduité,
devrait en principe lui assurer a priori intérêt et respect.
De plus, Turina, à la différence de tant de compositeurs excellents
par ailleurs, "entend" la guitare. Il est même le premier
à entendre ses cordes à vide comme Kodaly fut le premier à
entendre celles du violoncelle. Dans la musique de Turina il y a adéquation
entre le style et la pensée musicale d'une part et l'instrument de
l'autre ; on frôle là ce fameux équilibre, définition
de l'authentique Classicisme. Mais, classiques, les uvres de Turina
Pour la guitare le sont à tel point que, paradoxalement des guitaristes
s'en détournent comme on rejette parfois sa langue maternelle au profit
d'un idiome plus répandu. Apparente facilité du discours, assimilation
d'office et sans autre forme de procès à la légion de
l'espagnolade innombrable ? N'y a-t-il pas simplement méconnaissance
de l'homme, de son style, de son uvre ? N'y a-t-il pas trop de gens
qui confondent encore les trois Ta, Turina, Torroba et Tarrega ?
"Ordre et Joie"
Turina naît le 9 décembre 1882 à Séville.
C'est un cliché de dire que "rarement un lieu de naissance aura
tant de signification dans l'uvre d'un compositeur "
[1]
.
Pourtant, la formation pianistique et musicale qu'il y reçoit
est bien loin de l'Andalousie. Ses premiers concerts le montrent : Thalberg,
Weber, Beethoven, Schumann, Wagner... Car la musique allemande est, avec l'Opéra
italien, la seule musique "possible" et respectable dans le milieu
bourgeois provincial de la fin du XIXe siècle : point de musique espagnole,
ni ancienne ni moderne, et encore moins andalouse. L'empreinte de Séville,
si elle existe, sera scellée plutôt dans le très fort
sentiment religieux qui imprègne la personnalité du compositeur
puisque dès l'âge de seize ans, il entre dans la "Confrérie.
de Jésus de la Passion", un de ces "clubs" typiquement
sévillans qui défilent dans les rues la Semaine Sainte et pour
laquelle il écrira plus tard de la musique : La force de ce sentiment
presque inné se retrouvera dans l'équilibre qui sera le caractère
principal de sa vie, de sa carrière et sera pour une grande part dans
ses choix esthétiques
[2]
.
Très tôt, Turina écrit ses premières
uvres sous l'influence totale de l'Europe du Nord bien sûr (on
y trouve une Danse des Elfes et une Grande Polonaise) vers l'époque où Albéniz commence sa dernière periode, celle des Cahiers
d'Iberia écrits à Paris. Ce Paris où, en 1905, Turina
est admis à la Schola Cantorum 'notamment dans la classe de composition
de Vincent d'Indy. Il perfectionne son métier dans la rigueur propre
à celui-ci, acquiert "la science et le talent nécessaires
pour être un excellent compositeur"
[3]
. Et s'il y prend certainement des accents plus latins, c'est toujours
dans la même veine "noble" : pas de musique trop voyante dans
le temple du bon goût des continuateurs de César Franck. Il se
lie avec Debussy, qui lui témoignera toujours beaucoup d'estime (lui
qui en était assez avare), avec Ravel et Florent Schmitt, ce qui le
plaçait au centre de la vie musicale parisienne entre les "Debussystes"
et les "d'Indystes". Malgré la richesse et l'autorité
de ces influences, il fallut un événement dans la vie de Turina
pour que son style change radicalement d'orientation et cet événement
fut l'irruption d'Albéniz, cet Albéniz plein d'élan vital
et qui venait "d'inventer" la musique espagnole. Voici ce que Turina
lui -même nous raconte :
"Il arriva qu'au début d'octobre
1907 on créait au Salon d'Automne de Paris ma première uvre,
un Quintette pour piano et cordes. A peine installés sur scène
le violoniste Parent brandissant déjà l'archet, nous vîmes
entrer à toute vitesse et un peu essoufflé par sa course, un
Monsieur corpulent avec une grande barbe noire et un immense chapeau à
larges bords. L'instant d'après, dans le plus grand silence, commençait
l'audition. Peu après, le Monsieur corpulent se pencha vers son voisin,
un jeune homme maigrelet et lui demanda :
L'auteur est -il Anglais ?
Non, Monsieur, il est sévillan! répondit
le voisin complètement stupéfait.
[4]
'
L'uvre continua, après la Fugue vint
l'Allegro et après l'Andante, le Finale. A peine le concert était
-il terminé que le Monsieur corpulent accompagné de son voisin,
lejeune homme maigrelet, se précipita au "foyer". Il s'avança
jusquà moi et avec la plus grande courtoisie prononça son nom : Isaac Albéniz.
Une demi -heure plus tard, nous marchions tous trois
bras dessus bras dessous sur des Champs -Elysées gris en cette fin
d'après -midi automnale. Après avoir traversé la place
de la Concorde, nous nous installâmes dans une brasserie de la rue Royale
et là, devant une coupe
de Champagne et des gâteaux, je subis la métamorphose la plus
compléte de ma vie. Là, on évoqua le "pays" ; là, on parla
de la musique dans une "optique occidentale" et de là, je
sortis avec toutes mes idées
tourneboulées. Nous étions trois Espagnols, et dans ce cénacle,
dans ce coin de Paris, il nous incombait de faire de grands efforts pour la
musique nationale et pour l'Espagne. Cette scène, jamais je ne l'oublierai
et je ne pense pas que le jeune homme maiqrelet l'oublie davantage, car il
n'était autre que Manuel de Falla" (La Vanguardia, Barcelone, 1911).
Cet événement truculent et émouvant semble
être le seul qui ait eu une influence décisive dans la vie de
Turina ; les succès, les honneurs et la notoriété lui
parviendront désormais sans effort apparent. Dès 1912, alors
qu'il a trente ans, ce qui est tout jeune pour un compositeur, la critique
parisienne salue son op. 3 . "il devrait être sur le piano de tous
ceux qui se piquent de suivre le mouvement musical contemporain". Prix
National de Composition pour Canto a Sevilla en 1926, il est nommé
cinq ans plus tard professeur de composition au Conservatoire de Madrid. En
1940, juste après la Guerre Civile -événement que Turina
qualifia de "Glorieux Soulèvement National"- il est nommé
Commissaire à la Musique (du Franckisme au Franquisme !)
Turina fait partie de ces artistes qui n'ont que des certitudes
là où d'autres ont des inquiétudes : "Schönberg
est l'apôtre de l'insincérité à travers une cérébralité
malsaine" affirme -t'il. "Le XXème siècle est prodigue
d'inquiétude, de névrose, de polémiques exaltées,
de formules définitives qui durent au mieux un an". C'est ce qui
explique que son art n'ait pas varié au cours de sa vie, n'ait pas
suivi la courbe d'évolution que l'on trouve chez la majorité des créateurs. "Pourquoi a -t -on voulu
que les formes extérieures de son art varient ?" répond
Joaquin Rodrigo, "sa pulsion expressive a -t -elle varié ? Elle
ne pouvait pas changer parce que le rêve l'invitait à la discipline
et la discipline était mue et émue par le rêve, et cet
équilibre avait besoin de la fidélité constante aux formes
expressives de son art".
Turina, en nous parlant de son admiration pour Ravel et Stravinsky,
et au sujet des explorations théoriques de ce dernier, nous donne en
même temps son opinion philosophique sur l'avant-garde : "La musique,
comme tous les arts, tend à évoluer, à suivre fatalement
la pente raide de l'inaccessible. Toute interruption dans ce chemin suppose
une rétrogradation par rapport à la course continue de la vie,
par rapport au progrès incessant des activités humaines. Mais
cette marche pénible, cette avancée exténuante doivent
être lentes, très lentes. L'art ne procède pas par impulsions
acrobatiques ; un saut dans les ténèbres est toujours fatal".
[5]
Tel était Turina, conservateur et monolithique mais sincère
et pudique - la mort de l'un de ses enfants par exemple, survenue en 1932
ne semble pas laisser de traces dans sa production : la même année,
il écrit des pièces aussi insouciantes que le Garrotin y
Soleares de son Hommage à Tarrega op.69. Toute sa vie, sa musique semblera
couler avec abondance et facilité
grâce à son "métier"
fabuleux.
Néanmoins, la réalité est peut -être
moins simpliste et la façade de l'homme et du musicien moins Iisse".
Turina nous avoue que sa facilité n'est qu'apparente : il a besoin
"... avant tout d'isolement complet et de procéder avec une énorme
lenteur. L'effort cérébral est si intense [...] qu'il m'est
impossible de supporter plus de deux heures de travail de composition chaque
jour. -Les deux heures produisent un maximum de quatorze ou quinze mesures
que fréquemment, je détruis le lendemain. Il faut contrôler
le travail au piano à chaque instant, mesure par mesure, accord par
accord ; effacer sans pitié tout ce qui n'est pas complètement
bien ; n'avoir jamais de hâte pour terminer. Je peux certifier que chaque
pièce de musique qui est écrite est le résultat d'une
souffrance"
[6]
.
Son amitié avec Falla est extrêmement étroite.
Presque contemporains et originaires de la même zone géographique
et culturelle, ils se rencontrent à Madrid en 1905, se retrouvent à
Paris deux ans plus tard dans le même hôtel Kléber, près
de l'Etoile. Leur admiration est réciproque. Falla dédie ses Quatre Pièces Espagnoles pour piano à Turina
Manuel de Falla, gaditan,
Avec sa plus haute considération,
dédie ce galimatias
A Turina, sévillan (...)
Ils se tutoient, ce qui est plutôt rare a cette époque
en Espagne
[7]
et sont leurs interprètes mutuels : Turina notamment, tient
la partie de piano à la création définitive de l'Amour
Sorcier en 1916 à Madrid et dirige la création de la première
version du Tricorne l'année suivante.
Cette amitié durera toute leur vie. Falla meurt en 1946
et Turina le 14 janvier 1949 à Madrid.
La
grande aventure de la musique espagnole
A partir de la rencontre -choc Albénizienne, Turina écrit
donc une autre musique. Un curieux alliage de la sévère Schola
pour la forme et de l'Andalousie pour le fond, serait -on tenté de
dire. Mais quelle Andalousie ?
Car il doit alors revivre son enfance et son adolescence pleines
d'images musicales que sa formation classique avait consciencieusement évacuées
et dans lesquelles la guitare et le chant sont les protagonistes incontournables.
Curieuse destinée que celle d'un musicien andalou. qui doit construire
"son" Andalousie à Paris !" [Je suis] un pur Sévillan
qui ne connut Séville que lorsqu'il en fut parti" nous dit -il.
Et il ajoute : " Ceci est mathématique, car c'est aussi nécessaire
pour un artiste de s'expatrier pour bien connaître son pays, comme au
peintre de reculer de quelques pas afin d'embrasser la totalité de
son tableau". Mais c'est justement grâce à cette distance
physique et à l'effort de mémorisation, donc de re -création
qu'elle exige que l'Espagne réelle pourra se métamorphoser dans
cette "Espagne intérieure" sans laquelle il n'y aurait pas
d'art espagnol digne de ce nom. D'ailleurs, ne dut -elle pas d'abord voyager
à travers la Russie de Glinka et de Rimsky-Korsakov et à travers
la France de Debussy et en revenir épurée, décantée
de ses provincialismes, pour enfin pouvoir s'épanouir et accéder
au rang de "I'Andalousisme Universel" de Falla, Turina (et Federico
Garcia Lorca ) ? Dans toute l'uvre de Turina, on perçoit un intense
processus de gestation dramatique pour concilier ces deux désirs d'andalousisme
et d'universalité
[8]
.
Nous sommes là au coeur même du débat :
quoi de plus disproportionné, de plus inconciliable qu'un art où
tous les hommes pourraient se reconnaître et une petite zone du sud
de l'Espagne, dans un siècle où celle -ci stagne encore toute
entière dans son provincialisme culturel et artistique ? Le spectre
qui hante tous les créateurs espagnols est celui de la couleur locale,
du pittoresque dont le grand public et nombre d'intellectuels ne peuvent faire
abstraction. Falla fut le seul qui tenta de se débarrasser de cette
étiquette en abandonnant l'Andalousie trop voyante pour la Castille
du Siècle d'Or (El Retablo, le Concerto pour Clavecin, etc ). Turina paya sa fidélité
aux exhortations d'Albeniz par l'enfermement dans une sorte de ghetto typique,
coloré, trop familier, et qui fait écran à ses qualités
purement musicales. Toute son uvre est victime de cette myopie du publie
; voyez. par exemple la splendide sonate Sanlucar de Barrameda pour piano,
méconnue dans sa fiévreuse rigueur et trop souvent appréhendée
au premier degré pour son seul coloris.
Car si, de loin, toutesces musiques se ressemblent et paraissent
calquées sur le folklore, l'examen plus subtil montre
des failles, des décalages dans lesquels s'insère l'art du créateur
authentique, même si les différences peuvent sembler insignifiantes
au profane
Des différences importantes entre Albéniz,
Falla et Turina proviennent aussi de la source à laquelle ils s'abreuvent.
Il faut distinguer dans le labyrinthe du folklore andalou trois racines qui
sont, d'après Turina lui-même :
1) Les chants et danses autochtones très anciens
2) Le Cante Jondo, "nettement gitan, issu de l'ancienne caña , exorbité, tragique, avec des plaintes qui résonnent comme
des cris Son extrême difficulté fait que actuellement, il se
trouve réduit à la seguiriya gitana.
3) "Les soleares, granadinas et rondeñas sont à mi -chemin et leurs inflexions et les ornements
des falsetas de la guitare prouvent à l'évidence qu'il
y a ici des éléments arabes en même temps que des formules
authentiques andalouses"
[9]
.
Ces deux dernières racines sont en réalité
extrêmement emmêlées, nous dit Turina, "comme deux
arbres plantés si près l'un de l'autre que leurs branches s'entrecroisent
[10]
.
Schématiquement, Falla procède plutôt
du Cante Grande et de la sensibilité gitane ("il ressent comme les gitans et en
même temps, c'est un mystique" (10) alors que Turina est porté,
lui, vers le Cante Chico - qui résulte d'une hybridation - par son tempérament
équilibré.
Mais il faut bien voir que la
citation de thèmes du folklore "à l'état pur"
est extrêmement rare dans la musique d'Albéniz, de Falla et de
Turina. Ce qui a intéressé ces musiciens dans la guitare et le chant espagnols, outre la connotation
nationale, c'est un certain sens de la libération des usages, des contraintes
et des règles en vigueur partout en Europe et qui étaient déjà
ressenties comme un carcan pour la création. Ils y voient un moyen
d'accéder "par la modernité" à leur désir
d'universalité, car l'exotisme fertilise alors l'audace et se pare
des attraits novateurs de l'avant -garde. Plusieurs de ces "libérations",ont
été définies par Falla dans ses écrits ; d'autres,
plus ou moins inconscientes, nous apparaissent avec le recul: celles du rythme,
de la mélodie, du timbre, de l'harmonie, des échelles et de
la forme
Le
rythme
C'est surtout la notion de pédale rythmique (chère
à Messiaen) comme celles des Habaneras et des Boleros (dont Ravel saura se souvenir), certaines sur des mètres peu ordinaires,
en tous cas pour les oreilles occidentales "classiques" de ce temps.
Une pédale typique est celle de la Soleà avec des monnayages divers :
|
Turina, Sevillana |
L'emploi de la pédale rythmique est souvent de type obsédant
et entraîne un état émotionnel un peu hypnotique : chez
Falla, dans la Danse de la Terreur (Zambra), Pantomime (fausse Habanera à 7/8). Turina utilise surtout
la dualité hémiolique 2 + 2 + 2 = 3 + 3, ponctuellement, comme
un enrichissement du rythme de référence par la juxtaposition
du rythme dual qui le contrarie et l'exacerbe en même temps. Dans les
uvres pour guitare, c'est souvent au sein d'une même ligne mélodique
; parfois la graphie l'indique clairement (Soleares dernière
page, Rafaga page 5 dernière portée, Sonate page
10, dernière portée, etc.) mais très souvent l'hémiole
est sousjacente et occultée dans l'apparente simplicité du discours ; la musique espagnole en général
et celle de Turina en particulier fourmillent de tels pièges! Au piano,
elle est presque toujours dans l'opposition des mains (Polo du Generalifede l'op. 55) ; on peut voir aussi une tentative dans Ráfaga au dolcissimo.
La
mélodie
Restriction volontaire de l'ambitus mélodique (la sixte,
la septième maximum) et mélismes "incantatoires" autour
d'une note s'opposent au chant allemand et au bel canto où les intervalles
ressentis comme expressifs et dramatiques sont au contraire larges. Le mouvement
lent de la Sonate op.
61 est un bon exemple. Néanmoins, les micro -intervalles du chant andalou ne sont pas intégrés à
cette époque, probablement
à cause des problèmes instrumentaux. Une donnée typiquement
guitaristique est le déplacement fréquent du centre d'intérêt
mélodique : mélodie grave "au pouce" et accompagnement
dans le registre aigu qui luttent efficacement contre la tyrannie du "dessus"
comme conducteur qui règne sans partage depuis au moins Caccini.
Le
timbre
Après Scarlatti et le Padre Soler, le rasgueado guitaristique continue à fasciner
les musiciens espagnols pour son extraordinaire pouvoir de ponctuation rythmique
et harmonique et aussi pour son timbre
[11]
. Il est notable de voir la frilosité et la méfiance
des guitaristes classiques à son égard. Cette tradition remonte
pourtant au moins à Bermudo (1555) et s'épanouit au Baroque
pour tomber ensuite dans l'oubli officiel de Carulli à Tarrega, si
l'on l'on excepte les folkloristes comme Arcas et Parga
[12]
. Il reviendra à Turina, non -guitariste, le mérite
d'être le premier à l'intégrer dans une uvre de
construction savante : la Sevillana op 29.
Harmonie
L'écriture par mouvement contraire était un
des piliers fondamentaux de l'écriture tonale. L'écriture en
intervalles parallèles qui est déjà dans l'air du temps
est depuis longtemps déjà un des traits. typiques de la guitare
flamenca. Turina l'utilisera très souvent dans toute son uvre
(moins systématiquement. toutefois que Villa -Lobos) sous forme de
septièmes, de neuvièmes ou d'accords plus complexes (cf. La
Oracion del Torero), parfois contrariés de petits contrepoints qui
les enrichissent (Fandanguillo op. 36, page ; 4, portées 4 et 5). Leguitariste
flamenco usera aussi avec liberté de dissonances non préparées
et non résolues, et de fausses relations que l'Ecole espagnole assimilera
avec enthousiasme et gourmandise
[13]
.
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Tarantas |
Echelles
Le mode de mi andalou, Cuarto Tono des guitaristes baroques est une échelle qui peut nous paraître
terriblement banale mais qui' au moment où l'on ressent en Europe un
essoufflement de la tonalité, séduit les musiciens espagnols
au moins autant par sa charge de rupture que par sa couleur autochtone. Il
n'est peut -être pas inutile de rappeler que ce mode, qui n'est pas
immuable, s'écrit sans armature, admet souvent le sol # et parfois
ré #, mais sa véritable "sensible" est "à
l'envers" c'est à dire un demi -ton au -dessus de la tonique.
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exemple de cadence andalouse
(Francisco Guerau, Poema Harmónico, Madrid, 1694) |
Ce mode constitue le talon d'Achille du système :
son emploi facile et son abus conduisent rapidement à l'espagnolade que Turina stigmatise : "... ce n'est
pas une condition suffisante, d'employer la cadence andalouse, pour que la
musique possède le caractère et la sensibilité typiques" Forme
C'est le point le moins porteur de nouveautés. Citons
trois formes originales cependant:
- la
forme diferencias de la Renaissance qui reste un piller de la guitare flamenca.
- les
formes libres comme la Malaguena et les Tarantas. Le plus
souvent sans mesure, Ils participent de la Fantaisie, du Prélude
non mesuré et de la Toccata frescobaldienne, mais leur intérét
réside dans leur allure d'improvisation et dans l'idiosyncrasie Instrumentale,
ce qui les rend difficilement exploitables à l'orchestre ou même
au Piano.
- la
forme Danse / Copla du chanteur / Danse est la version espagnole
du classique Vif / Lent / Vif, mais dans lequel le Lent conserve
des éléments du Vif notamment le même caractère
de Danse. Cette forme à la longue généalogie (Scarlatti)
sera la plus fréquentée dans les pièces d'allure populaire.
Plus généralement, sur le plan formel, l'abandon
de l'échelle tonale comme seule et unique échelle de référence
suffit à bouleverser par bien des côtés les lois du développement
et de la modulation : ceux -ci -sont conditionnés par la stabilité
ou l'instabilité des degrés et leurs rapports fèrocement
hiérarchisés. A cette dynamique s'ajoutera ou se substituera
une autre dynamique, celle de la modalité dont les tensions bien différentes
et placées sur d'autres degrés structureront le discours d'une
façon originale. On peut voir un exemple de "modulation modale"
dans le Fandanguillo op 36 à la fin de la page 4. Le troisième degré du mode,
ici fa, étant par définition sujet à altérations
chromatiques constitutives (voir plus haut), est instable. Il peut eventuellement
se comporter alors comme une véritable sensible (desce ndante !) et
permettre de moduler abruptement (mais l'oreille l'admettra "naturellement")
un ton plus haut (en mi) avec une économie de moyens remarquable.
On comprend que tout ceci ait conduit au moins à
un assouplissement des formes classiques. Cependant, je ne voudrais pas faire
accroire que la guitare et le chant flamenco à eux seuls étaient
capables de déstabiliser les traditions occidentales en vigueur depuis
plusieurs siècles. Bien sûr, ils n'étaient que la semence
qui tombait sur le terrain déjà préparé par les
Russes et Debussy entre autres. Mais l'originalité de ce qu'il est
convenu d'appeler la "vraie musique espagnole" n'en est pas moins
très forte car elle provient d'une situation Inédite : elle
est le fruit de la rencontre, de la coïncidence historique, entre une
musique ancienne et folklorique et un désir nouveau et universel.
Même si Turina reste toute sa vie fidèle aux
principes cycliques enseignés par d'Indy et s'il puise dans des formes
classées ou populaires,il en usera très vite avec sûreté
et avec une liberté qui lui évitera le piège de l'académisme
qu'avait entrevu Debussy à ses débuts de jeune compositeur:
"(...) Turina est fortement imprégné de musique populaire,
il hésite encore dans sa manière de développer et croit
utile de s'adresser à d'illustres fournisseurs contemporains [d'Indy
!]. Qu'on veuille bien croire que J. Turina peut se passer d'eux et écouter
des voix plus familières"
[14]
.
Ce sens de la liberté sera bientôt évident
dans le concept de composition dite "en rafale", décrit par
Garcia del Busto comme typiquement turinien. Il s'agit de courtes séquences
indépendantes, juxtaposées en "patchwork" comme des
touches de couleur pure, et qui participent de la fameuse "unité
dans la diversité". Il est possible d'y voir un avatar inconscient
ou non de l'ancienne diferencia ou, ce qui revient au même de
la falseta des guitaristes.
Cette manière qui semble le contraire du développement, est
spécialement bien adaptée à la guitare et d'une efficacité
à toute épreuve dans la pièce qui porte le même
titre que sa propre forme : Ráfaga op. 53.
Une preuve des préoccupations formelles de Turina
se trouve dans le choix du thème de son discours de réception
à l'Académie : l'Architecture dans la Musique (Madrid,
1941). De même, on trouve chez lui des techniques de composition parfois
surprenantes si l'on songe qu'elles sont appliquées à des pièces
apparemment "Improvisées" ou en tout cas d'allure "spontanée".
C'est le cas de la Sevillana op. 29, sous -titrée Fantasia, qui adopte le plan symétrique
rigoureux suivant centré sur la section "D":
sections |
A1 |
B1 |
C |
D |
C |
B2 |
A2 |
Palo (Style) |
"Soleà" |
"Tango" |
"Soleà
Malagueña" |
"Tango" |
"Soleà" |
Tonique du mode |
la |
mi |
sol |
sol |
sol |
mi |
la |
Rythme |
3 |
2 |
3 |
3 |
3 |
2 |
3 |
Hémiole |
oui |
- |
oui |
oui |
oui |
- |
oui |
Monnayage |
binaire |
binaire |
ternaire |
binaire |
ternaire |
binaire |
binaire |
Turina part toujours de matériaux très simples qu'il
réutilise dans le développement afin de donner classiquement
une plus grande sensation d'unité à l'audition :
1. La cellule de base du Tango (I). exposée en BI. subit aussitôt
"l'amplification" (II). Elle est ensuite citée deux
fois dans la Copla de Solea-Malagueña (III) en D par le procédé
de "l'augmentation". En B2, le Tango est réexposé
et subit inversement une "l'élimination" (amputation
de la partie terminale d'une phrase ou d'une période musicale),
procédé classique de réexposition pour, nous
dit l'auteur, "faire avancer l'uvre".
[15]
|
2. La phrase Initiale de six mesures (IV) en rasgueado,
énoncée en A1 subit l'amplification en C (V) et de même
l'élimination en A2.
|
Toujours dans le même ordre d'idées, Il réutilise
un petit élément mélismatique très "banal"
(VI) (qui apparaît en B1) pour en faire, entre B2 et A2, le point
de départ d'un "pont" triomphal de 27 mesures (VII).
Cette sorte de péroraison sera d'autant plus mise en valeur qu'elle
est le seul élément perturbateur de la symétrie
globale de la pièce. Signalons que ce petit élément
mélismatique banal (VII) n'est pas pris au hasard : il est lui-même
dérivé de la cellule de base (I) !
|
La Sonate pour une guitare, cyclique, voit ses deux
mouvements extrêmes construits sur un matériau de base on ne
peut plus minimal, mais très dynamique : la quinte ascendante. Par
contraste, le deuxième thème, traditionnellement expressivo,
ainsi que le deuxième mouvement, employent des broderies ou des mélismes
autour d'un son qui donnent au contraire une sensation statique. Dans l'Andante
on trouve de plus des sauts également très accusés, mais
cette fois descendants, pour constituer en quelque sorte le "négatif"
de l'idée de base.
Evoquant la forme sonate, Turina est parfaitement conscient
du divorce qui peut exister entre les formes rigides et l'expression populaire
: "Comment gérer les uvres d'architecture définie
? C'est en effet, un problème difficile. Il semblerait que les idées
appropriées à cette sorte d'uvres soient nécessairement
austères et nobles de sorte qu'elles seraient incompatibles avec le
coloris et l'expression naïve du chant populaire"
[16]
. Serait -ce là une réponse à Schönberg
? Au Schönberg féroce qui avouait : "je prends plaisir également
à viser les folkloristes qui prétendent appliquer aux idées
- par nature -primitives de la musique populaire, une technique qui n'est
appropriée qu'à une pensée plus évoluée"
[17]
Ces types de préoccupations théoriques (mais
la musique est -elle autre chose ?) sont toujours pudiquement dissimulées,
chez Turina, derrière le style chatoyant instrumental de l'exotisme
et de l'impressionnisme, loin de l'austérité des traités.
Elles suffisent à elles seules, en dehors de toute considération
de goût personnel, à le distinguer radicalement et objectivement
des autres auteurs espagnols qui ont écrit, souvent abondamment, pour
la guitare.
Pour
conclure ce paragraphe sur quelques formules lapidaires on dira que le style
de Turina est fait de "concepts harmoniques debussystes, de contrepoint
d'indyste et de réminiscences de musique espagnole" ou simplement "impressIonisme, formalisme,
andalousisme" ou plus simplement encore, si l'on veut éviter les
"ismes" : modernité, métier et terroir.
R.A.
(publié dans les Cahiers de la guitare)
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